« Si mon autoportrait pouvait présenter quelque intérêt, ce dont je doute, c’est de montrer comment un homme, pris au hasard, a été façonné par son milieu familial, puis par son entourage social, sa classe hiérarchique, culturelle, économique, et n’a pu s’échapper (du moins le croit-il!) de ce monde implacable que par l’accession fortuite à la connaissance, grâce à son métier, des mécanismes fondamentaux qui dans nos systèmes nerveux règlent nos comportements sociaux. »
– Henri Laborit, Éloge de la fuite, p.14-15
Il faut descendre un peu plus bas sur cette page pour profiter de la largeur maximale de la chronologie interactive de la vie de Henri Laborit ainsi que du résumé synthèse des événements marquant de sa vie, de 1914 à 1995.
Au passage, vous pouvez aussi visionnez cet extrait de Mon oncle d’Amérique qui présente Laborit :
Chronologie interactive de la vie d’Henri Laborit
1919 La famille Laborit réunie à Chauvigny, France
1920 Mort du père durant la mission en Guyane française
À suivre... Et une façon de poursuivre l'histoire de la vie de Laborit est de visiter les 13 panneaux de l'exposition qui lui a été consacré ...
Résumé synthèse des événements marquant de sa vie, de 1914 à 1995
[ Ce résumé est tiré de la synthèse faite pour les cours Parlons cerveau I et II de l’UPop Montréal, qui elle-même s’inspirait des principales biographies sur Laborit. ]
1914 : Le 21 novembre naît Henri Laborit, à l’hôpital Lanessan, à Hanoï. Son père, Henri Ferdinand Laborit, médecin des colonies françaises, y est en mission avec sa femme, Denise de Saunière. Bientôt, la Première Guerre mondiale éclate et oblige Denise à regagner la France avec son fils nouveau-né dans les bras.
1919 : La Première Guerre mondiale est terminée depuis plusieurs mois quand Henri Ferdinand revient passablement traumatisé de Serbie et rejoint sa famille à Chauvigny.
1920 : À la suite d’un nouvel ordre de l’armée, la famille Laborit rembarque avec le petit Henri âgé de 6 ans pour la Guyane, colonie française d’Amérique du Sud située au nord du Brésil française.
Durant l’été, son père est soudainement atteint de névralgie faciale et pose lui-même le diagnostic du tétanos. Il meurt après d’horribles souffrances, le 21 juillet 1920, à l’âge de 31 ans, en présence de sa femme et de son fils. Denise Laborit et son fils Henri vont être contraints une fois de plus de s’en retourner en France.
1921 : à 7 ans, Laborit fréquente l’école primaire de Luçon, en Vendée, où son grand-père avec qui il habite le conduit chaque matin. Sa mère travaille à Paris où elle élève son deuxième enfant qui ne connaîtra donc jamais son père.
1925 : Laborit retrouve sa mère à Paris où il poursuit sa scolarité au Lycée Carnot.
1926 : Laborit a 12 ans et il va contracter la tuberculose. Il en conserva quelques séquelles aux membranes qui entourent les poumons qui ne vont toutefois pas l’empêcher un peu plus tard de préparer, et de réussir, son baccalauréat (français) au lycée Carnot.
1929 : Laborit a 15 ans. Avec ses amis, Laborit se montre attiré davantage par la littérature et les arts que par les sciences, allant jusqu’à écrire certains devoirs de français en alexandrins !
1930 : Laborit voit ses résultats scolaires s’améliorer et l’hiver de ses 16 ans il fait son année de propédeutique médicale à la faculté des sciences à Paris.
1931 : l’année de ses17 ans qui suivit sa propédeutique fut assez terrible pour Laborit : ce fut celle de la préparation au concours de l’école militaire de Santé Navale. Il avait le choix entre trois endroits pour faire cette année d’étude : Brest, Rochefort et Toulon. Il choisit de la faire à l’école de Rochefort, comme son père, suivant fidèlement sa voie. Cela le rapprochait en plus de sa famille en Vendée.
Laborit dit de cette année-là qu’il n’a jamais autant travaillé de sa vie. Moins d’un étudiant sur dix réussissait au concours de l’école militaire de santé navale la première année, et Laborit savait qu’il ne pourrait jamais demander à sa mère les sacrifices d’une seconde année de préparation.
Sur 88 étudiants à Rochefort, 8 furent reçus au concours d’entrée de Santé navale. Et sur ces 8, il y avait 2 « bizus », c’est-à-dire deux étudiants n’ayant fait qu’une seule année de préparation, dont Laborit.
1932 : Laborit a 18 ans et fait son entrée à l’école de santé navale de Bordeaux. Il va souffrir beaucoup moins cette année-là. Un an plus tard, il dira : « La vie semblait finie pour moi. J’avais rempli mon contrat social, mon contrat familial, mon contrat oedipien. J’avais dix-neuf ans, la certitude d’une situation honorable, d’un métier passionnant, non parce que j’imaginais ce qu’il pouvait être, ce qui était évidemment impossible, mais parce qu’il était celui de mon père. J’acceptais sans discuter tous les jugements de valeur qu’une école militaire introduit, sans qu’il y prenne garde, dans le système nerveux d’un adolescent. Le mien y avait d’ailleurs été bien préparé.» Sa première année à l’école de santé navale se déroula dans un laisser-aller assez total, une réaction classique à l’effort fourni l’année précédente.
Dans cette ambiance d’internat, sa personnalité va peu à peu s’affermir, alliant la timidité à la rêverie, le silence à la volubilité, et un goût de défi et d’impertinence. Et en plus de la poésie et la musique, Laborit pratique la peinture depuis ses études secondaires, avec son ami Edmond Peray. Un art qui lui permettait, comme il le dit joliment, « d’exprimer un remerciement, même si c’est maladroitement, envers la beauté du monde ».
Laborit a donc à cette époque une propension à ne pas faire comme les autres étudiants en médecine, à trouver dans ce qu’il est convenu d’appeler sa « vie intérieure », et ses manifestations artistiques, des émotions fortes et personnelles. Cet individualisme forcené était un peu sa façon de supporter le contact des autres jusque-là assez décevant pour lui.
1933 : pour la seconde année de Santé navale, les étudiants avaient la possibilité de choisir le camarade avec lequel il partageait sa chambre. Et ce fut un marginal comme Laborit qui vint vers lui, Guy Loison, un type un peu gavroche, doué d‘une étonnante facilité, selon Laborit. Et ils restèrent amis toute leur vie.
Mais Laborit se fait un autre ami, peut-être encore plus marquant, à cette époque. Il s’agit de Pierrick Cazamian, le fils du directeur de l’école de Santé navale. Selon Laborit, ce fut la première personne qu’il rencontra dont l’intelligence et la culture vont influencer le courant de sa pensée. Laborit a 19 ans et découvre avec lui la dimension philosophique de l’existence qui avait jusque-là totalement échappé à sa culture. Laborit et Cazamina passent la majorité de leurs soirées ensemble à parler poésie, mystique et christianisme, et l’humour féroce de Cazamian à l’égard de Laborit l’oblige à repenser les jugements de valeur qui avaient animé son comportement jusque-là.
Au début des années 1980, Pierrick Cazamian fera une remarque intéressante à propos de Laborit qui, quand il connut Cazamian en 1933, jugeait alors la science comme, et je cite, « un ensemble étroit de connaissances dérisoires » ! Car à cette époque, c’était la poésie, la peinture et la musique qui lui donnait l’impression d’aller directement au fond des choses. Cazamian rappelle donc de Laborit que : « Il est ascientifique au départ, remarque aujourd’hui Pierrick Cazamian. Par le biais de l’imagination il arrive à détruire les modèles figés de la science officielle en même temps qu’il se hasarde sur des voies dans lesquelles rien n’est prouvé. Ses découvertes n’ont été possibles que parce qu’il rêvait. Quand on demandait à Einstein comment il avait découvert l théorie de la relativité, il répondait : « J’étais dans un état d’imagerie rêveuse. »
Laborit ne voit pas l’intérêt de préparer l’étape logique suivante pour pousser sa carrière: l’externat des hôpitaux de Bordeaux. Mais finalement son ami Cazamian le convainc in extremis et il travaille certaines questions quelques semaines avant, mais sans avoir suivi aucune conférence. Il sera finalement reçu, peu brillamment, mais reçu tout de même.
Mais Laborit n’a pas que Cazamian pour centre d’intérêt à cette époque. Il y a aussi une candidate à l’externat justement, Geneviève de Saint-Mart, qui deviendra sa femme.
1935 : À cette époque, il n’y avait que 11 places d’internes titulaires pour l’ensemble hospitalier bordelais, plus quelques places provisoires, et Laborit va être accepté provisoirement la première année, puis comme interne titulaire l’année suivante.
Il peut alors compter sur un petit salaire de 1 500 francs par mois, ce qui lui permet de se marier avec Geneviève de Saint-Mart en 1935, à l’âge de 21 ans, et de s’installer dans un modeste appartement, à proximité de l’hôpital Saint-André de Bordeaux.
Les premières années de mariage s’écoulent dans l’ambiance très colorée de l’internat où Laborit décide de se spécialiser en chirurgie. Il fait ce choix par nécessité pécuniaire, mais par tempérament aussi.
1937 : Laborit a 22 ans et Geneviève met au monde leur première fille, Marie-Christine.
Geneviève se résigne alors à abandonner ses études en médecine qu’elle ne reprendra que 13 ans plus tard, en 1950, à Paris. Et elle va par la suite collaborer aux recherches de son mari.
1938 : Geneviève Laborit donne naissance à un deuxième enfant, Marie-Noëlle. Ce qui fait dire à Laborit dans La vie antérieure : « Ces années d’internat, embellies sans doute par le souvenir, sont parmi les plus heureuses de notre vie. »
[…] « Les enfants en grandissant m’ont montré les inconvénients de cette conception patriarcale et unitaire de la famille. Mon temps avait été trop occupé jusque-là à développer mes connaissances professionnelles pour qu’il m’en reste encore, susceptible d’être utilisé à penser. J’étais réellement devenu un homme double : d’une part une copie conforme des vieilles idéologies bourgeoises, dans ma vie familiale et sociale extraprofessionnelle, qui traînait avec elle la charrette des jugements de valeur de mon adolescence et de mon milieu et, d’autre part, un artisan enthousiaste de sa profession au sein de laquelle au contraire, il était tenté de tout remettre en cause, de tout redécouvrir, de progresser. Or, si à cette époque ces deux parties de moi-même n’avaient pratiquement pas de relation entre elles, c’est la seconde qui, curieusement, quelques années plus tard, allait remettre en cause toutes les certitudes si sécurisantes de la première. »
1939 : En sortant de l’hôpital Saint-André de Bordeaux, Laborit doit choisir dans quelle branche de l’armée il va poursuivre la chirurgie : dans la Coloniale ou dans la Marine.
Afin de rester fidèle à son serment (par rapport à son père), il veut opter pour la Coloniale. Or, on s’en souvient, le père de Henri Laborit, était mort dans une colonie, la Guyanne francaise, et la mère d’Henri va tout faire pour le dissuader de suivre cette fois-ci les traces de son père. Laborit finit donc par se résoudre à choisir la Marine. Et au début de l’année 1939, il arrive à Toulon avec sa famille, pour y faire son école d’application.
Il emmène dans ses bagages un Prix de Faculté et le titre de Second de promotion. Il s’attend à être reçu avec les honneurs et à faire la leçon aux autres stagiaires, comme par le passé, à l’hôpital Saint-André. Or, la réalité en décide autrement, malheureusement pour lui, et Laborit va recevoir la première d’une série de « baffes » ! On leur expliqua qu’ils ne savaient rien et que leur instruction médicale allait commencer. Laborit passe donc de celui qui faisait la leçon aux stagiaires à celui qui est considéré comme un stagiaire à qui l’on fait la leçon. Dur pour l’orgueil.
D’autant plus que, comme il le rapporte dans l’Alchimie de la découverte : « …ce que je voyais me semblait d’une assez grande médiocrité. »
Il faut dire que la chirurgie militaire dans la Marine était une chirurgie traumatique, une chirurgie de choc où l’on voyait beaucoup plus de gens gravement blessés que dans le civil. C’est une des raisons qui pousseront Laborit à s’intéresser à la prise en charge du choc. À l’époque, les chirurgiens de la Marine se considéraient comme l’élite de l’élite, la Marine étant l’élite de l’armée, et la chirurgie celle de la médecine !
Ajoutez à ça le système hiérarchique de l’armée qui relègue Laborit tout en bas de l’échelle, et on comprend pourquoi tout cela irrite passablement Laborit et le fait se replier sur lui-même et ses proches. De sorte qu’au bout de quelques semaines, affirmant qu’il n’a plus aucune ambition avec la chirurgie, qu’il va la garder comme gagne-pain et peut-être un peu par défi, il consacre son temps libre à des occupations d’amateur cultivé, en rangeant sa boîte de chirurgie avec sa boîte de peinture et sa plume.
Un peu plus tard, il embarque à bord d’un cuirassé pour parfaire son éducation maritime. Étant d’un peuple de marins et ayant vécu près de la mer une partie de sa jeunesse, il se trouve très à l’aise sur un bateau. Laborit avoue qu’à cette époque, il était aussi un peu pris par l’esthétisme des bateaux de guerre, par l’ambiance à bord. Dans l’Alchimie de la découverte, Laborit se souvient : « Tout était simple quand on observait exactement les automatismes, ce que j’appelle le « baisemain maritime », c’est-à-dire se plier à un certain code de comportement où rien n’est laissé au hasard. » Puis il ajoute : « Que la Marine ait été mon deuxième père, c’est sûr. »
Quand le stage sur le bateau touche à sa fin, le commandant demande aux jeunes médecins de rédiger un journal de croisière « qui ne soit pas ennuyeux à lire ». Laborit en profite pour se venger des frustrations de Toulon et caricature les comportements des gens de la Marine. Cela lui vaut 30 jours d’arrêts ! Une première bravade contre la hiérarchie, mais pas la dernière.
1940 : La guerre fait rage. Laborit a 25 ans et est embarqué comme médecin pour plusieurs mois sur le torpilleur Siroco de la Marine française. Le 31 mai 1940, le Siroco est coulé par les Allemands. La vie de Laborit n’a alors tenu littéralement qu’à un fil… Le récit détaillé de cette mésaventure tragique où plusieurs centaines de personnes ont péri est raconté dans un texte émouvant écrit par Laborit lui-même durant le mois qui a suivi le naufrage. Texte ensuite égaré puis retrouvé… 50 ans plus tard ! C’est cette histoire incroyable que Laborit raconte dans L’esprit du grenier dans le chapitre intitulé “Joli mois de mai, quand reviendras-tu ?” dont on peut lire des extraits dans l’article “Le naufrage du Siroco : quand la vie ne tient qu’à un fil”.
1942 : l’escale d’un pétrolier sur lequel Laborit était en mission se trouve bloqué à Dakar, au Sénégal. Il retrouve alors à Dakar son oncle, frère de sa mère, qui était ingénieur de travaux publics au Sénégal. Celui-ci s’étonne, comme le séjour de Laborit s’étire, qu’il ne puisse pas faire venir à Dakar sa femme et ses deux enfants, au lieu de les laisser à Toulon. Mais c’était à cette époque formellement interdit pour ne pas perturber le moral des équipages advenant des combats.
Mais l’oncle fit remarquer à Laborit que pour lui ce n’était pas interdit, en revanche, de faire venir sa nièce et ses enfants. Ce qui lui fut en effet accordé. Geneviève Laborit arrive donc à Dakar environ deux mois plus tard. Mais l’amiral qui commandait à Dakar à cette époque en avait été averti et entra dans une violente colère. Pour le punir, on expédie Laborit à Oran, en Algérie, où son bateau doit subir des réparations.
Toujours en 1942, Laborit va être finalement muté sur la côte de Dakar. Ses obligations médicales ne lui prenant que quelques heures par jour, il occupe le reste de ses journées à peindre, écrire et monter à cheval, et tout porte à croire qu’il finira médecin général sur le coup de la cinquantaine. Laborit est très, très loin à ce moment-là, alors qu’il a 27 ans, de sa future riche carrière de chercheur.
Or un de ses amis, médecin colonial, chirurgien de l’hôpital indigène, un dénommé Ouary, apostrophe un jour Laborit à peu près en ces termes : « Je ne te comprends pas. Je sais l’effort que tu as fourni pour passer l’internat puisque j’ai fait le même. Nous sommes dans une période où l’on ne sait pas de quoi demain sera fait. Une seule chose, peut-être, ne te sera pas enlevée, ta technicité. Or je te vois mener une vie d’amateur cultivé alors que tu aurais mieux à faire. Viens travailler avec nous à l’hôpital indigène. Viens opérer, voir des malades. Viens faire de la médecine opératoire et reprendre tes questions de cours pour passer le chirurgicat si un jour le concours ressuscite. »
Ce discours touche des cordes sensibles de Laborit et il se remet au travail. Il passe alors d’un métier de routine à un travail acharné. « Cette phrase de Ouary : « On ne t‘enlèvera jamais ta technicité », ne m’a jamais quitté par la suite. Ça a été pour moi une révélation. Je me suis dit : ils me font tous chier, ces cons-là, soyons d’abord irréprochable sur le plan médical. » Et Laborit va faire à partir de là de la chirurgie envers et contre tous jusqu’à la fin de la guerre.
1943 : Laborit attrape une fièvre typhoïde qui aurait pu l’emporter et Geneviève donne naissance en février, au fils aîné, Henri-Philippe.
Laborit quitte ensuite Dakar pour retourner en Algérie où il va travailler en chirurgie à l’infirmerie de la caserne du port d’Oran sans permission de l’hôpital militaire. Mais le médecin chef l’apprend, n’apprécie pas et le confine à des tâches de médecin-major en lui disant qu’il aura tout le temps plus tard pour faire de la chirurgie.
Ces conditions de travail à Oran ne lui plaisent guère et il s’en plaint ouvertement. Pour le faire savoir en haut lieu, au moment où le médecin-général vient inspecter l’hôpital, Laborit l’accueille dans la cours en uniforme, avec une canne à pêche dans la main gauche, maniée comme la hallebarde légendaire des fusiliers marins, un chapeau de paille sur la tête et une petite boîte à asticots en bandoulière. Quand Laborit lui présenta ainsi les armes, il crut que le médecin-général allait faire une crise cardiaque !
Laborit lui expliqua que comme il n’avait rien à faire dans son service, et compte tenu de la difficulté de ravitaillement, il allait à la pêche sur la digue. Mais le médecin général était un brave homme, et après l’avoir mis aux arrêts pour la forme, il l’assigna à l’ambulance du port, où il retrouvait assez d’autonomie pour se remettre à la chirurgie.
De fil en aiguille, ses compétences en chirurgie l’amenèrent à avoir la responsabilité de l’infirmerie du port. Puis, bien qu’il ne soit pas encore officiellement chirurgien, un vieux chirurgien qui part à la retraite décide de lui confier, à 29 ans, le service de chirurgie général d’un hôpital civil et le met ainsi en charge de 88 lit. Il fait à ce moment à peu près tous les types d’opération : estomacs, reins, abcès du cerveau, vésicules, etc. Il publie même une technique pour opérer les hernies qui est reprise dans la Presse médicale.
1944 : en juin, la guerre interrompt encore une fois Laborit dans son travail. Il reçoit un ordre d’embarquer comme chirurgien sur un bateau, qui doit, encadré par la Marine américaine, participer à un débarquement sur la côte italienne.
Et un mois plus tard, il se retrouve chirurgien sur un autre bateau pour le débarquement en Méditerranée. Il est alors chargé de la rédaction du bulletin d’informations de l’équipage, et comme la tâche l’ennuie, il s’amuse à écrire ses chroniques en alexandrins. Les mettant bout à bout, il donne ainsi à sa poésie l’illusion de la prose, faisant souvent des clins d’oeil narquois et des allusions gaillardes dont l’équipage tout entier raffole. Cela lui vaudra encore une fois la censure, doublée d’un sérieux avertissement.
Dans La vie antérieure, p.63, Laborit résume sa prise de conscience à cette époque : « L’amélioration de mes connaissances professionnelles, c’était, depuis Dakar, en dehors de la Marine et contre elle que j’avais pu la réaliser; contre la volonté des cadres hiérarchiques médicaux et à mes risques et périls. […] La vie professionnelle extrêmement active que j’avais pu mener ainsi, en fraude, à Oran, m’avait donné le goût d’un véritable métier, capable de motiver un homme, et malgré mon affection pour la mer et les bateaux je sentais qu’il me faudrait un jour choisir, et mon choix était fait. »
1945 : Après la guerre Laborit, qui vient de franchir la trentaine, est envoyé à l’hôpital de la Marine à Toulon comme assistant chirurgien. C’est là qu’il rencontre Pierre Morand, un pharmacien et chimiste, qui initie Laborit à la biochimie et aux problèmes du choc opératoire. Ils deviennent rapidement amis et une collaboration de longue durée va s’installer entre les deux hommes.
Et parallèlement, pour la première fois, Laborit va rencontrer un climat favorable à ses aspirations professionnelles grâce à la bienveillance du médecin-chef Pervès.
Une jolie petite anecdote illustre ceci. Un jour, en dernier recours et sans l’accord de son supérieur, Laborit opère un malade souffrant d’un ulcère gastrique perforé en pratiquant une gastrectomie d’urgence à l’époque où les premiers cas sont à peine publiés. Pervès l’apprend et le convoque dans son bureau. Après les sévères réprimandes d’usage, un peu à l’écart, le médecin-chef lui déclare sur le pas de la porte: «A votre âge, j’aurais fait la même chose.»
Peu après cet incident, Laborit se voit confié la responsabilité d’un service de chirurgie à Toulon, les choses se déroulent bien et il commence à s’intéresser au choc et aux causes des décès postopératoires.
Il faut savoir que dans le sud de la France de 1945, des Allemands déminaient la région et une dizaine d’entre eux sautaient chaque jour sur des grenades ou des mines. Ils arrivaient avec des jambes amputées, des plaies au foie, on opérait avec des états de choc épouvantables, et beaucoup mouraient.
Laborit perd évidemment beaucoup de patients et il raconte comment il vivait ça : « Je voulais comprendre ce qu’il y avait dans le corps de ces blessés qui les tuait sans que je puisse intervenir. Mes échecs, je les vivais comme une atteinte à l’idéal de moi-même. C’est fondamentalement ce qui m’a orienté vers la recherche.»
1946 : Laborit va alors se plonger dans les écrits du grand chirurgien français, René Leriche.
Laborit développe aussi en parallèle sa connaissance des médiateurs chimiques de l’influx nerveux, que l’on commençait à découvrir. A cette époque en effet, en 1945-1946, on n’en connaissait que deux: l’acétylcholine et l’adrénaline – la noradrénaline fut découverte par von Euler seulement en 1948.
Et on commençait à comprendre que le système nerveux agit sur les organes qu’il innerve – en particulier sur les muscles des vaisseaux dont il règle le calibre – par l’intermédiaire de substances chimiques libérées aux terminaisons nerveuses : les intermédiaires chimiques de l’influx nerveux [aujourd’hui appelés neurotransmetteurs.]
Mais les cliniciens s’occupaient rarement de biochimie et les connaissances en ce domaine étaient très limitées malgré les récentes découvertes. En plus, si les Américains avaient adopté après la guerre l’idée que la transmission de l’influx nerveux se fait chimiquement entre les neurones, en revanche les Français en étaient encore à défendre l’idée d’une transmission électrique de l’influx nerveux entre les neurones. Obéissant à son intuition, Laborit adopte le premier point de vue, celui de la transmission chimique, et entreprend l’étude de ses mécanismes.
Laborit va par exemple montrer qu’il y a excès d’acétylcholine chez les patients choqués suite à une baisse d’acétylcholinestérase, une enzyme qu’il va faire doser chez tous ses patients pendant 3 ans par son ami Morand.
Mais Laborit ne pourra compter très longtemps sur son protecteur, le professeur Pervès, et les ennuis hiérarchiques vont recommencer, invariablement. Il va se heurter à l’autorité aveugle de l’administration, tandis que ses collègues regardent d’un œil moqueur les travaux qu’il entreprend.
Sa première « fuite », si l’on peut dire, face à cette ambiance de haine et d’antipathie, a donc été dans la recherche clinique, puisqu’il était clinicien. Laborit ne prenait alors jamais de vacances et allait passer ses permissions à Paris dans les services hospitaliers pour montrer ce qu’il faisait. On a fini par appeler Laborit le « savantasse » à Toulon, parce que, et ça c’est Laborit qui l’ajoute, « on ne pouvait pas dire que Gosset et Lacombe [ses patrons] étaient des cons. »
Et c’est intéressant de se rappeler ici que dans l’Alchimie de la découverte, Laborit confie à Fabrice Rouleau que sa pulsion de créer lui vient selon lui vraisemblablement de l’antagonisme qui a existé entre ses cousins germains et lui. Et Laborit ajoute : « J’ai toujours eu besoin de m’affirmer par opposition, jamais spontanément. » On voit donc, avec cette influence familiale passée, comment le milieu militaire conservateur et hiérarchisé ont pu être, pour Laborit, un formidable facteur de dépassement et de créativité, parce qu’il recréait régulièrement les conditions de sévérité, de sanction et de manque d’estime que son grand-père avait eu à son endroit contrairement à ses cousins.
Il ne s’agit pas ici d’en faire une règle explicative simpliste, mais c’est certainement quelque chose à garder à l’esprit quand on s’intéresse à la genèse des découvertes et aux origines profondes des motivations des chercheurs qui persévèrent pour qu’elles adviennent…
1947 : À cette époque, Laborit a aussi des problèmes financiers parce que sa solde de médecin-capitaine trois galons ne suffit pas à nourrir sa famille et le cinquième enfant qu’il vient d’avoir, et il est souvent obligé d’emprunter de l’argent à des camarades. Laborit vient alors d’être muté au port militaire de Lorient, en Bretagne.
Il y poursuit malgré tout ses recherches sur les grands choqués et sur les mécanismes des médiateurs chimiques. Ainsi, en continuant les travaux de Claude Bernard sur le curare, il découvre qu’au moyen de cette substance, il parvient à bloquer les médiateurs au niveau des ganglions, grâce à l’action du curare à doses réduites, et peut ainsi atténuer l’effet du système nerveux sympathique, ce qui diminue l’importance des hémorragies vasculaires.
Fort de ces résultats, Laborit décide de prescrire du curare en obstétrique, afin d’obtenir la paralysie du périnée et de faciliter le travail de l’accouchement. Sans le savoir, il ouvre la voie aux péridurales, que l’on pratique très couramment aujourd’hui.
Mais à l’époque, cela choque et l’application de ce procédé révolutionnaire parvient jusqu’à la direction centrale de la Marine à Paris. Entendre dire que l’on aiguillonne les fesses des épouses d’officiers de la Marine avec des pointes au curare, déclenche aussitôt le scandale. Imaginez : La Marine n’est pas la forêt amazonienne!
En haut lieu, on ordonne une enquête de toute urgence. Mais la publication des travaux de Laborit dans la très sérieuse Revue de la Société de Gynécologie et d’Obstétrique, ainsi que dans la Presse médicale, finit par calmer les esprits.
1949 : Laborit est muté une fois de plus à l’hôpital maritime de Bizerte, à Sidi-Abdallah, en Tunisie. Son statut social s’améliore alors passablement et il habite désormais une belle villa de style colonial au bord de la mer. Mais il dispose toujours de moyens limités pour ses expérimentations. Il va pourtant entreprendre des recherches qui seront décisives pour l’avenir.
Il ne peut compter en effet que sur le dévouement de deux infirmiers algériens du contingent qu’il initie à la recherche sur des cochons d’inde que son épouse va acheter (avec la solde de Laborit) à bicyclette dans une ferme.
Peu après son arrivée en Tunisie, trois jeunes femmes meurent en fin de grossesse, frappées d’éclampsie. Cette maladie atteint les femmes enceintes et se caractérise par des convulsions, accompagnées de coma. Laborit en est particulièrement affecté.
C’est à partir de là que Laborit va amorcer une remise en question de la façon de considérer ce qu’on appelait à l’époque les « moyens de défense » de l’organisme. Les étapes de cette réflexion sont résumées dans l’article Les cocktails lytiques : un renversement du paradigme des « moyens de défense » de l’organisme.
À suivre… bientôt…
*
Voir aussi : Travaux scientifiques de 1946 à 1985 (site de l’Université Paris XII)
Bonjour,
toujours un plaisir de revenir sur ce site régulièrement, pendant les pauses de télétravail et quand la motivation n’est pas au rendez-vous…
Une question me taraude : de quoi est mort Henri Laborit ? maladie, vieillesse…
Il souffrait d’insuffisance respiratoire la dernière année de sa vie, liée en partie à la tuberculose qu’il avait contracté à l’âge de 12 ans (http://www.elogedelasuite.net/?page_id=401 ).
Lettre du Dr Henri Laborit (28 septembre 1993)
« Monsieur le Médecin général,
Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance pour avoir organisé la réunion du samedi 25 septembre et pour le très grand honneur que j’ai pu en éprouver ;
Je dois dire aussi que votre discours a été d’une intelligence étonnante, remettant les choses à leur place, dans leur vérité historique, sans pour autant couvrir de confusion les collègues civils présents dans la salle et directement intéressés.
En tout cas, je tiens à vous dire qu’après une longue vie, c’est la première fois qu’une reconnaissance officielle en France m’est accordée.
Mais pourra-t-on jamais retrouver l’ambiance du Val-de-Grâce à cette époque ?
Bien sympathiquement. »
Je dispose de l’original.
Cette lettre fait suite à la conférence organisée en son honneur, suivie de l’inauguration d’une plaque commémorative.
Le texte de mon discours a été publié : Laborit, Hamon, Paraire, des pionniers…
Bazot M. Annales médico-psychologiques 1994 ;152 (1) : 2-5.
Par la suite, j’ai été amené à rédiger la proposition d’obtention de la médaille d’honneur du Service de santé des armées