Si je n’ai pas le temps de publier beaucoup d’article ici depuis de mois, c’est que, comme le le rappelle systématiquement à chaque semaine sur mon blogue du Cerveau à tous les niveaux, “étant toujours dans la phase de relecture finale de mon livre jusqu’à la fin du printemps, je continue son « journal de bord » en y publiant certains encadrés qui n’ont pu, faute d’espace, trouver leur place dans le bouquin.” La sortie du livre étant prévue pour début 2024, toutes mes énergies vont pas mal là-dessus car il y a encore fort à faire.
Cela n’empêche toutefois pas les gens de continuer à m’envoyer toutes sortes de choses sur Henri Laborit, et j’espère bien en publier bientôt plusieurs dans un même billet ici, histoire de faire un peu de rattrapage. Cela dit, ça fait longtemps que je veux prendre une heure ou deux pour vous partager cet entretien fascinant qui m’a été envoyé par David Batéjat que je remercie chaleureusement. Il s’agit de propos de Edgar Morin et René Passet, des “passeurs” du Groupe des dix, recueillis par Franck-Dominique Vivien et Henry Dicks et publiés dans la revue Natures Sciences Sociétés en 2019. J’ai déjà publié un article sur ce groupe interdisciplinaire qui se sont réunit entre 1966 et 1976 de façon informelle mais régulière, et dont Laborit faisait partie. De même que sur son instigateur, Jacques Robin. Je me contenterai donc simplement ici de sortir quelques extraits et de dire pourquoi ceux-là m’ont intéressé particulièrement. Mais tout l’article vaut d’être lu, pour la profondeur historique des réflexions, l’originalité de cette démarche et, bien sûr, la contribution de Laborit.
D’abord ces extraits choisis sur la “méthode” concrète d’échange au sein du groupe (avec un clin d’oeil à mon petit groupe de lecture “Laborit, Varela, etc.” qui y trouveront peut-être certaines ressemblances…) :
René Passet : Si je me souviens bien, nous avions rendez-vous à Paris, rue de Prony, vers 19 heures. On se quittait, au plus tôt, vers une heure du matin. Souvent, plus tard. Au rythme d’une réunion par mois, nous étions toujours, pratiquement au complet. Certaines des séances étaient organisées autour d’un thème introduit par un texte, une brève présentation ou un exposé préalable d’un auteur. D’autres, sous forme de libre discussion, se transformaient parfois en une sorte de brainstorming un peu désordonné dont nous sortions rarement satisfaits. Pourtant, avec un peu de recul, nous constations avec surprise que ce n’étaient pas ces dernières qui nous avaient nécessairement laissé les empreintes les moins profondes. […]
La seconde phase a commencé, me semble-t-il, lorsque nous savions d’avance, ce que dirait celui qui prenait la parole et, souvent, lequel se lèverait après lui et ce qu’il répondrait. Les passes d’armes entre Laborit et Baillet étaient célèbres de ce point de vue. Si nous ne voulions pas tourner en rond, nous devions nous ouvrir. C’est alors que nous avons fait appel à des personnalités extérieures dont les travaux nous intéressaient : Jacques Monod, François Jacob, André Leroi-Gourhan (qui ne nous quittera plus), François Meyer, René Thom, Aurelio Peccei du Club de Rome. Contrairement à ce que disent certains membres du Groupe des Dix 15 , cette période ne m’a pas semblé moins riche que la précédente. […]
Edgar Morin : J’ai aussi beaucoup appris, et de façon décisive ; j’ai commencé sans le savoir à entrer dans l’univers de la complexité, et cela s’est poursuivi en Californie. Et, sous la houlette de Jacques Robin, esprit fraternel s’il en est, nous nous entre-fécondions. Nous étions en convivialité, sans aucune de ces vanités qui pervertissent le monde universitaire. On a vécu une belle aventure à la fois collective et individuelle.”
Puis cet extrait, immédiatement après, qui montre toute la richesse des sujets abordés devenus centraux dans notre compréhension des systèmes complexes comme ceux du monde vivant (et qui se retrouvent pas mal tous dans mon livre, je dirais aussi !) :
“René Passet : Je crois que, tout au long de ces deux phases, s’est déroulé un processus continu d’enrichissement de notre grille de lecture. En nous attachant à préciser le champ légitime et les limites de l’approche analytique cartésienne, nous étions amenés à nous intéresser à la théorie générale des systèmes de Ludwig von Bertalanffy16 , et plus particulièrement aux systèmes complexes de John von Neumann (dont Henri Laborit et toi, Edgar, vous attachiez à dégager les implications dans le champ du vivant et du social) : nous découvrions aussi, grâce aux « structures dissipatives » d’Ilya Prigogine, les conditions dans lesquelles un système énergétique ouvert peut se complexifier ; la théorie des catastrophes de René Thom nous révélait que le déterminisme peut engendrer la rupture et le chaos. L’instabilité du point critique associé à la bifurcation mettait en évidence le rôle du singulier et de l’improbable dans l’évolution des systèmes. Le phénomène d’émergence, accompagnant le changement de niveau d’organisation faisait apparaître la pluralité des logiques, parfois contradictoires, articulées
à l’intérieur d’un système. L’information, conçue comme levée d’incertitude et phénomène d’organisation, jouait un rôle essentiel dans tous ces phénomènes.”
Certains passage de l’entretien font ressortir des désaccords entre Morin, Passet et Laborit, mais d’autres leur émulation mutuelle, comme celui-ci, sympathique, avec lequel je terminerai (et qui est aussi l’une des grandes choses que Laborit m’a fait comprendre et qui, je l’espère, transparaîtra aussi dans le bouquin) :
“Je revois encore ce moment de 1971 où, après la publication d’un de mes papiers, Laborit me conseillait d’intégrer dans mon raisonnement les dimensions énergétiques et informationnelles de l’économie, sans se douter un instant (moi, non plus, d’ailleurs) de ce que cela déclencherait dans mon esprit : une économie au cœur de laquelle se situent les finalités humaines ; l’humain non point réintroduit après coup – comme par un remords – pour atténuer les effets d’une rationalité matérialiste qui serait première,
mais l’humain, point de départ autour duquel s’articule tout le reste.”