Parmi les conférences de Laborit qui nous sont aujourd’hui accessibles, il y en a deux qui viennent immédiatement à l’esprit : celle qui a été filmée à Hydro-Québec en 1989, et celle du Musée de la civilisation à Québec en 1990 qui a donné lieu au livre Les bases biologiques des comportements sociaux. J’ai aujourd’hui le plaisir de porter à votre attention la retranscription d’une nouvelle conférence de Laborit. Et d’ici quelque chose comme une semaine, j’enchaînerai avec une autre, cette fois-ci filmée !
La retranscription d’aujourd’hui se trouve dans les numéros 57, 58 et 59 parus en juin 1975 dans le magazine La gueule ouverte, comme je l’avais mentionné à la fin du billet précédent. Il s’agit d’une conférence de Laborit donnée à la Maison de la Culture de Châlon-sur-Saône, en France, le 6 Mai 1975. Mais juste avant, en page 3 du numéro 57, Arthur (de son vrai nom Henri Montant (1939–2010), l’un des fondateurs de la Gueule Ouverte) y signe de sa plume mordante un texte de présentation intitulé « L’inquiétant docteur Laborit ! ».
Extrait :
« Les comportements humains étant connus, démythifiés, une société basée sur des hiérarchies de fonction et donc dé-hiérarchisée, est imaginable. Cette société informationnelle, Laborit en explique le schéma possible dans son livre du même nom (éd. Cerf.) A partir de là, tout peut s’enclencher : décentralisation, remise en question de la croissance, redéfinition du pouvoir à tous les niveaux, politique, professionnel, familial. Si vous voulez, ce sont les outils de l’an 01. »
Et plus loin :
« Si on a publié du Laborit dans la « Gueule Ouverte ». c’est qu’on estime que ce qu’écrit Laborit est important. On n’en fait pas un pape, loin de là. Mais on pense qu’il est toujours bon de savoir ce que les autres cogitent. Lire Laborit n’est pas dangereux. Ce qui serait dangereux, c’est de l’ignorer, en s’abritant derrière les paravents confortables de la mystique écologique. […] Avec « l’homme et la ville », ou « la nouvelle grille» (1), Henri Laborit, biologiste-écrivain, propose aux marxistes de lâcher un peu la rampe de l’économie pour regarder voir ce qui se passe dans la tête des individus. C’est une opinion personnelle, mais je crois que Laborit a vérifié par l’expérience les intuitions de Fourier : c’est le désir de se gratifier qui pousse l’homme en toutes circonstances. Tu pourras bouleverser de fond en comble la société, créer des situations sociales idéales pour le développement de l’individu, tu ne feras que recréer le vieux monde si tu ne changes pas le bonhomme, ses motivations, sa recherche de la dominance, si tu ne passes pas de la « civilisation » à la « l’harmonie », si tu ne mets pas au clair les relations entre l’organisme social et l’organisme vivant. »
La première partie de trois de cette conférence retranscrite aux pages 4 et 5 par une journaliste qui se nomme simplement Isabelle s’intitule : « Voyage au centre de la tête ». Son chapeau se lit comme suit : « Les comportements de l’homme expliquent bien des choses. Encore faut-il les étudier et ne pas se boucher les yeux. Laborit connaît la question. Écoutez-le. » Et le texte alterne entre des retranscriptions en caractère gras des propos de Laborit et des résumés simplifiés par Isabelle de certaines parties en caractères normaux. Laborit y présente les origines et les bases des comportements humains en commençant pour des notions théoriques d’ensemble et de structure, puis parle du vivant, de l’émergence des systèmes nerveux, de la nécessité d’agir et de retenir ses bons et mauvais coups, des problèmes qui surviennent si cette action est trop longtemps inhibée, et sur le bon usage de cette mémoire à propos duquel il s’exprime ainsi :
« Imaginer, c’est créer de nouvelles structures […] à partir de ce qui a été mémorisé. A partir de l’expérience : les éléments mémorisés, vous pouvez les associer, les mettre en relation, différemment de la façon dont ils ont été fournis par l’environnement. Vous créez de nouvelles structures et à partir de là, vous pouvez imaginer une hypothèse de travail, de comportement en face de problèmes qui sont posés, problèmes anciens que vous retrouvez, et à ce moment-là, vous pouvez avoir un comportement différent du précédent, de celui qui était automatique. »
La deuxième partie de la conférence se trouve dans le numéro 58, celui du 18 juin 1975, p.4-5 .
Chapeau de l’article et premier paragraphe : « L’ennui, avec les sciences humaines, c’est qu’elles ne peuvent pas être expérimentales in vivo : on ne peut pas faire la révolution tous les jours et plusieurs fois par jour pour voir ce qui se passerait si on changeait un facteur…
La semaine dernière, sans faire du « biologisme ». Sans avancer par analogies mais en suivant les niveaux d’organisation, nous sommes allés de la molécule aux sociétés humaines. »
Extrait :
« A partir du moment où l’établissement des dominances, c’est à dire la possibilité d’agir, de posséder des objets, de disposer des êtres, d’agir dans un espace pour se faire plaisir, s’obtient par la production de marchandises, grâce à l’abstraction dans la formation professionnelle, ¡1 est bien évident que toute l’instruction n’est basée que sur l’instruction professionnelle. On apprend à un gosse non pas comment son système nerveux fonctionne, non pas comment lui-même fonctionne par rapport aux autres, non pas comment s’établissent ses relations sociales à travers son système nerveux. Non. On lui apprend d’abord les tables de multiplication et le problème des robinets, parce qu’avec ça. ¡1 peut faire ses comptes à la fin du mois. Il évolue ensuite non pas vers une connaissance généralisée de ce que peut être l’histoire humaine, l’évolution des espèces, tout ce qui est l’énorme trou qui sépare la physique du langage, non, on lui apprend d’abord à être un instrument de production. »
La troisième et dernière partie de la conférence se trouve dans le numéro 59 du 25 juin 1975, p.4-5 .
Chapeau : « Conscience, connaissance, imagination, sont les seules caractéristiques de l’espèce humaine. Ce sont celles aussi le plus exceptionnellement employées. »
Extrait de la conclusion d’Isabelle :
« Les conclusions de Laborit, bien sûr ce sont les nôtres depuis longtemps. Tous nos thèmes les plus chers y sont brassés : la non-violence possible, l’importance d’une remise en question de l’éducation traditionnelle, l’insuffisance des analyses de gauche, le respect racial, l’inutilité de la hiérarchie, la vanité de la production à outrance, la nécessité de se servir différemment de la science, le mythe du progrès à déboulonner, la crainte d’une catastrophe écologique, tout y est. »
Intéressant !
Cet article met bien en évidence le côté révolutionnaire de Laborit.
Il veut renverser la table, se débarrasser sans concession du brouillard fabriqué par toutes les sociétés passées quelles qu’elles soient, nous ramener sans cesse à ce que nous sommes vraiment : des consciences soumises à des conditionnements multiples, biologiques et societaux, inconscientes de leur propre fonctionnement, ce qui ne nous laisse qu’un seul choix : fuir, en laissant les mécanismes qui nous emploient tourner sans nous, en imaginant, en rêvant et en inventant !
Merci Henri !
Enfin, il est intéressant de constater à quel point notre société a changé depuis son époque. Si la société de consommation est bien toujours présente et active, la fonction même de l’homme dans celle-ci a radicalement changé.
Notre rôle de “producteur”, rejeté et méprisé à raison par Laborit, est devenu anecdotique, les robots, procédures et autres intelligences artificielles le faisant désormais bien mieux que nous, et de mieux en mieux. L’homme est en fait devenu aujourd’hui presqu’exclusivement un “consommateur”, sa fonction de producteur n’étant plus qu’une illusion maintenue pour justifier les hiérarchies du droit à consommer.
Une évolution que Laborit n’imaginait même pas…
Il pensait aussi que ceux qui maitrisaient l’abstraction et la technologie (comme lui) étaient injustement les dominants de cette société productrice. Voilà au moins une injustice qui est sur le point de disparaître, la main d’œuvre intellectuelle d’aujourdhui ayant pris la place de la main d’œuvre ouvrière d’hier, dominée et exploitée comme elle l’était…
Merci Henri.
Mais aussi, merci Bruno, sans qui il ne se passerait rien, où pas grand chose…