Encore une fois coincé entre une présentation donnée vendredi dernier et celle à préparer pour demain lundi, je cherchais quelque chose de pas trop compliqué pour ce billet. C’est alors que mon regard s’est porté sur cette image utilisée dans les deux présentations pour rappeler comment les plantes et les animaux maintiennent leur structure vivante grâce à l’énergie solaire (les premières l’utilisant directement, les seconds indirectement en mangeant d’autres êtres vivants). Cela m’a tout de suite fait penser à l’un des premiers ouvrages « philosophiques » de Laborit (1963), malheureusement peu connu, « Du soleil à l’Homme », avec en sous-titre « L’organisation énergétique des structures vivantes. »
Je me contenterai donc d’en retranscrire un passage, celui des pages145-146, et d’en montrer ensuite toute l’actualité à l’aide de quelques liens.
« Il est possible de concevoir l’apparition de propriétés nouvelles à partir de la réunion de sous-ensembles réalisant un ensemble plus complexe. Cela ne suffit peut-être pas à expliquer la « conscience ». Certains penseurs ont tendance actuellement à étendre le « psychisme » (encore un mot très anthropomorphique) à la matière dans son ensemble et à attribuer un certain degré de psychisme même aux particules élémentaires. Mais pourquoi les ensembles de plus en plus complexes réalisés par la nature avec ces éléments n’atteignent-ils au psychisme « conscient » que chez l’Homme? Pourquoi les planètes, les systèmes solaires, les galaxies (complexification certaine) ne sont-elles pas également douées de psychisme? Si un certain degré de « psychisme » existe déjà dans la particule élémentaire, on ne voit pas pourquoi les ensembles de plus en plus complexes qui nous observons dans la matière inanimée ne seraient pas douées d’un psychisme croissant. Or, ce psychisme croissant ne se voit, semble-t-il, que dans la vie. Un cristal n’est pas plus « psychique » que la molécule du sel qui en est l’élément, alors qu’un chat nous paraît plus « psychisé » que les cellules que le constituent et que les molécules qui permettent la formation de ces cellules. Quel est le psychisme de ces énergies cahotiques que sont les étoiles ? Mais il est certes gênant de limiter le psychisme à l’homme et l’on est évidemment tenté de l’étendre avec des degrés décroissants à toute l’échelle des êtres vivantes. Dès lors, pourquoi en priver la matière inanimée dont ces êtres sont faits ?
En réalité, c’est bien là qu’à notre avis siège la première émergence. La vie, telle que nous la connaissons (car il n’est pas interdit de penser qu’il existe quelques chose d’analogue sur d’autres mondes), n’a pu naître que dans un environnement très particulier; environnement thermique ou plus généralement énergétique particulier. Bien qu’isolé arbitrairement par nous d’un continuum, il semble bien que le morceau d’espace-temps que représente une particule élémentaire, n’ait pas besoin de l’apport d’énergie extérieure pour conserver sa structure. Tout le monde inanimée en est d’ailleurs là, et tout apport d’énergie extérieur semble en augmenter généralement le désordre. Le monde de la vie, au contraire, ne maintient sa structure que grâce à l’apport constant de l’énergie solaire qui coule en lui et dont il ralentit temporairement la dégradation thermo-dynamique. Si bien qu’il est difficile, à notre sens, d’imaginer un « psychisme », dans l’état actuel de nos connaissances, sans une source d’énergie moins structurée extérieure à lui, nécessaire au maintien de la structure complexe, la vie, qui en est le support et dont il est la fonction. Cela ne veut d’ailleurs pas dire qu’on ne puisse imaginer, à l’échelle du cosmos, un psychisme universel tirant son existence d’une structure cosmique complexe, que nous ignorons. »
Laborit évoque d’abord dans cet extrait le concept d’émergence (« le tout est plus que la somme des parties ») qui remonte au moins au philosophe John Stuart Mill au milieu du XIXe siècle. Cette idée d’émergence était aussi au centre du paradigme connexionniste qui se développa en sciences cognitives surtout à partir des années 1980, mais qui revient en force avec l’apprentissage machine de type « deep learning » depuis une dizaine d’années. D’ailleurs mon intervention de lundi a justement lieu dans un cours de l’UPop Montréal qui porte sur cette nouvelle vague de l’intelligence artificielle !
Mais ce n’est pas la seule considération philosophique évoquée par Laborit dans cet extrait à être d’actualité. Celle du « panpsychisme » (qui a aussi une longue histoire), c’est-à-dire l’attribution d’un certain niveau de conscience à tout système physique, revient aussi à la mode depuis quelques années portée par des scientifiques très en vue dans le domaine, comme Christof Koch.
Finalement, l’intuition de Laborit à l’effet que la conscience semble émerger à l’ouverture thermodynamique inhérente à tout système vivant trouve un écho assez direct dans la thèse de la continuité entre la cognition et la vie, thèse défendue par des gens comme Evan Thompson dans son ouvrage Mind in Life, ancien collaborateur de Francisco Varela. Celui-là même qui se retrouve à discuter avec Laborit dans mon film… Comme quoi « toute est dans toute », comme on dit en boutade au Québec ! ;-P