Après le billet plutôt léger d’il y a deux semaines sur les réflexions de Laborit remixées en musique par Wass, on y va tout en contraste cette semaine en faisant des liens entre la pensée de Laborit et les travaux théoriques à la fine pointe des sciences cognitives actuelles ! Et pour dire quoi ? Essentiellement que Laborit avait vu juste sur plusieurs aspects les plus fondamentaux du vivant…
De nombreux parallèles m’ont en effet sauté aux yeux en lisant récemment l’article introductif de Michael Kirchhoff au dernier numéro thématique de la revue Synthese à l’intersection entre les travaux sur le « cerveau prédictif » et ceux sur la cognition incarnée et énactée. Intitulé “Predictive brains and embodied, enactive cognition: an introduction to the special issue”, l’article dresse un bilan des efforts visant à concilier deux des approches suscitant beaucoup d’enthousiasme dans les sciences cognitives depuis une décennie ou deux.
Quand je lis par exemple sous la plume de Kirchhoff que :
« Further bolstering this view is the idea that minds are not primarily for thinking, traditionally conceived, but for action (Hutto and Myin 2013).”
Me revient évidemment la fameuse formule laboritienne :
“Un cerveau ça ne sert pas à penser, mais à agir. »
À laquelle Laborit ajoutait, dans Mon oncle d’Amérique :
« On pourrait presque dire que c’est une mémoire qui agit. »
Les travaux de Karl Friston sur le « free energy principle » sur lesquels s’appuient ceux sur le « cerveau prédictif » (« predictive processing ») évoquent aussi des considérations que Laborit posaient comme fondamentales pour le vivant dès les années 1960. Dans les deux cas, il s’agit du rappel constant du deuxième principe de la thermodynamique, celui de l’entropie croissante, qui est LA contrainte majeure que tous les systèmes vivants doivent affronter. Selon la formulation de Friston, ils y parviennent en « minimisant leur énergie libre », à travers, chez les animaux dotés d’un système nerveux, la minimisation de l’erreur de prédiction des modèles internes que l’animal projette sur le monde.
Et selon la formule consacrée de Laborit, plus concise :
« La seule raison d’être d’un être c’est d’être, c’est-à-dire de maintenir sa structure »
Et les êtres vivants y parviennent en se faisant plaisir (et en évitant la douleur), ajoutait souvent Laborit, insistant ainsi sur les systèmes motivationnels mis en place par la sélection naturelle (i.e. : ceux qui n’en avaient pas de bons n’ayant pas survécu assez longtemps pour se reproduire…).
Ce qui est fort intéressant dans ces approches globales qui plongent leurs racines dans la physique thermodynamique, c’est la continuité qu’elles permettent d’entrevoir entre les lois physiques qui régissent le monde et qui continuent de s’appliquer aux êtres vivants considérés alors comme des petits îlots temporaires hyper-organisés dans un univers qui tend inéluctablement vers une plus grande désorganisation, une plus grande entropie.
Pour le dire dans les termes de Kirchhoff :
« In sum, predictive processing is the view that all psychological phenomena come about through the same process: minimization of prediction error and precision estimation. This is an explanatorily ambitious framework. For not only does it seek to explain some psychological phenomena under the auspices of predictive processing, it aims to explain them all. In Friston’s words, “if one looks at the brain as implementing this scheme, nearly every aspect of its anatomy and physiology starts to make sense.” (2009, p. 293) Or, as Clark says about predictive processing, it provides “a deeply unified theory of perception, cognition, and action.” (2013, p. 186)”
Si Laborit était encore vivant aujourd’hui, lui qui intitulait déjà l’un de ses livres « Du soleil à l’Homme » en 1963, je suis pas mal certain qu’il tripperait, si vous me permettez cet autre anachronisme, sur ces nouvelles approches (pour évoquer une fois de plus les mots de Richard Feynmann déjà évoqués ici sur le même sujet…).