Voici donc la dernière partie (sur 4) de l’émission Le bon plaisir d’Henri Laborit commencée il y a trois semaines, conformément à mon plan de match de cet été qui s’achève. La dernière demi-heure, donc, de cette émission de trois heures qui fut diffusée une première fois le 4 février 1989, et probablement en reprise durant la « nuit du 11 avril 1989 » tel qu’indiqué sur la cassette audio de M. Patrice Faubert que j’ai numérisée.
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Cette dernière partie reprend donc avec la suite de l’intervention de Jean-Pierre Muyard qui terminait l’extrait de la semaine dernière. Psychanalyste, Muyard travaillait néanmoins avec Laborit et pose un regard critique sur son domaine qui a évolué, selon lui, en se coupant des avancées des sciences neurologiques. Il suit donc Laborit quand ce dernier affirme que beaucoup de phénomènes décrit par Freud s’expliquent par des phénomènes biologiques que l’on commence à comprendre. Et comme souvent pour se faire comprendre justement, Laborit y va d’une formule plutôt tranchée : “il n’y aurait pas, par exemple, de « ça » pulsionnel sans hypothalamus ou tronc cérébral…”
Comment définir l’intelligence, la pensée, la conscience ?, demande ensuite l’animatrice Marion Thiba à Laborit.
« Pour moi, ça n’existe pas l’intelligence. C’est un mot qui sert simplement à s’élever dans les hiérarchies pour dominer l’autre. Einstein a été refusé comme mauvais mathématicien dans une école de Zurich et il n’avait pas un QI étonnant. C’est un concept utilisé par des groupes sociaux parce qu’il est utile à ces groupes sociaux. »
Et quand l’animatrice rétorque qu’on a tout de même l’impression de rencontrer des gens plus intelligents que d’autres, Laborit ajoute que ce sont peut-être des gens qui associent mieux, et que l’on a aussi tendance à confondre mémoire avec ce qu’on appelle l’intelligence… Quant à la conscience (et l’inconscient), Laborit reprend ensuite l’exemple du pianiste de concert qu’il a utilisé à plusieurs reprise.
On entend ensuite Pierre Arditi lire une lettre de remerciement adressée à Laborit pour le réconfort qu’a procuré la lecture de plusieurs de ses livres à une artiste peintre qui lui écrit de Gaspé, au Québec, en décembre 1988.
Guy Bedos, que l’on a rencontré dans le 2e extrait de l’émission revient discuter avec Laborit de la misère humaine. Il pense qu’on peut rire le soir de ce qui nous a fait pleurer le matin. Laborit acquiesce et va plus loin. Pour lui, quand on a vu « le fond du malheur », alors on peut être véritablement lucide et relativiser le sien. Ayant été chirurgien et ayant perdu comme tout chirurgien des patients, Laborit raconte qu’il a été amené à se mettre dans leur peau pour essayer de comprendre pourquoi ils mouraient. Et il en profite pour citer celui qu’il considère comme le plus grand chirurgien français du XXe siècle, René Leriche, qui écrivait : « Tout chirurgien a dans son cœur un cimetière que le soir il va visiter en s’endormant. » Laborit ajoute par ailleurs que le chirurgien est aussi un mégalomane, et que par conséquent un échec opératoire est forcément une atteinte à son narcissisme.
Comme souvent, ce sujet amène rapidement Laborit à des considérations sociales plus larges. Il rappelle qu’on a tous une image idéale de nous-même et que si le retour social qu’on en retire est positif, on ne cherchera pas à changer la société dans laquelle on vit, et on sera conservateur. À l’opposé, celui ou celle qui trouve qu’on n’apprécie pas ses idées à leur juste valeur contestera cette société, voudra la changer.
L’animatrice amenant ensuite Laborit sur le terrain de la morale, Laborit en vient à se qualifier d’amoral, avec un « a » privatif, dans le sens où il essaie de construire une morale qui n’est pas LA morale officielle. Une morale qui permet de vivre en collaboration avec les autres et qui nous empêche de tomber en inhibition de l’action. Et l’on a alors droit à un petit emportement, plutôt rare chez Laborit, mais bien senti :
« Il faut tout foutre par terre pour pouvoir reconstruire quelque chose qui est plus humain. On a un lobe orbito-frontal, figurez-vous, et il est là pour imaginer d’autres rapports sociaux que ceux qui sont là pour la recherche de dominance, en considérant que c’est très bien le leader, le battant, etc. Et alors il faut tout casser pour dire non, c’est pas possible ! »
Le dernier intervenant à discuter avec Laborit entre ensuite en scène. Il s’agit du romancier Michel Ragon, vendéen comme Laborit (voir la photo ci-haut). La discussion tourne assez vite sur le caractère libertaire méconnu des vendéens. Ragon rappelle d’ailleurs que Laborit comme lui-même ont participé à l’aventure de Radio-Libertaire. Pour Ragon, l’esprit libertaire s’oppose aux notions de pouvoir, de prédominance de l’argent, du monde carcéral dans lequel on tente de nous faire vivre, etc. Laborit note que les valeurs libertaires conduisent à la tolérance et à l’utopie, cette dernière étant utile car elle permet selon lui de voir ce qu’on pourrait faire avec cette société.
Cela amène Laborit à dire qu’il croit en un certain type de fraternité, qui n’est pas basé sur de quelconques valeurs, mais sur le fait que l’autre est de la même espèce que vous, et que c’est à ce titre qu’on doit être fraternel. Et tant qu’on n’atteindra pas cette utopie, on fera des guerres, de la torture, des génocides, etc., croit Laborit.
Sur le sujet de la religion où l’entraîne ensuite l’animatrice, Laborit y va des distinctions suivantes :
« Ça dépend de ce qu’on appelle religion. Je n’aime pas les religions parce que c’est une exploitation par certains groupes humains de l’angoisse de l’Homme, du fait qu’il ne comprend pas trop ce qu’il est venu foutre sur Terre. […] On ne peut pas non plus sortir de son référentiel (l’univers…), et on ne peut pas le nier (ce n’est pas scientifique…) alors dans ce sens-là je suis religieux. Comme Ragon je suis aussi anarchiste. Mais il y a un anarchiste qui m’a plu beaucoup et c’est le Christ. Et les évangiles je trouve ça vraiment étonnant parce qu’il y a une intuition là-dedans qui n’a pas été comprise par ses successeurs comme St-Paul. »
La question du « but » de la vie est alors posée à Laborit. Pour lui, c’est la façon de passer sa vie sans trop s’ennuyer. Et ce qu’il trouve triste, c’est de voir comment la société « productiviste » a éloigné l’être humain de cette question. Car pour lui, l’être humain ne peut faire autrement que d’essayer de comprendre, de connaître, d’où la maxime idéale qu’il rêvait de voir au fronton de tous les édifices…
L’étiquette d’humaniste qu’on accole souvent à Laborit ne lui déplait d’ailleurs pas trop, dans le sens où il n’est pas un préhominien, précise-t-il… Et surtout dans le sens où pour lui la seule attitude véritablement humaine est de travailler, d’agir pour l’espèce. Et pour ne pas se tromper, il faut prendre le parti du plus faible. Et si le faible vient qu’à s’emparer du pouvoir, il faut changer…
Michel Ragon intervient alors pour dire que cela lui rappelle le film de Chris Marker « Le fond de l’air est rouge » qui montrait que les révolutionnaires qui finissent par prendre le pouvoir (Castro, Mao, etc.) deviennent souvent des oppresseurs à partir du moment où ils ont le pouvoir. Et il se demande si tout cela ne serait pas une fatalité.
Ce qui fait dire à Laborit d’une part que la dominance est un apprentissage, et que d’autre part que culturellement il est possible de changer des choses. On n’a qu’à penser au mouvement féministe qui a imposé une vision de la femme qu’on n’avait pas au siècle dernier.
Au terme de ces presque trois heures d’échanges, Marion Thiba demande finalement à Henri Laborit qui il est. Et Laborit y va de cette boutade au demeurant fort lucide :
« Moi je ne sais pas qui je suis. Si, je suis narcissique. Mais pas suffisamment tout de même pour m’intéresser à moi de façon à vous dire ce que je suis… »
Il complète ensuite son idée en mettant en garde contre toute étiquette avec une anecdote déjà racontée dans son livre Biologie et structure.
Et après que l’animatrice eut fait la lecture des noms des invités ayant participé à l’émission, on nous laisse avec ces deux citations de Laborit, l’une sur son laboratoire, l’autre sur ses ennemis :
« J’ai vécu une vie où je me suis fait plaisir et où j’ai essayé d’aller toujours à la limite de la rupture avec le groupe social auquel j’appartenais. Et au dernier moment, comme ils sont plus nombreux et ne m’auraient pas épargné si je leur avais fait un peu de mal, alors j’ai trouvé un moyen d’avoir mon instrument de travail à moi… »
« Bah… ce qu’il faut, c’est vivre plus longtemps qu’eux… À mesure qu’on vieillit, les ennemis disparaissent progressivement, alors on en a moins. Et comme on devient plus habile, on s’en crée moins ! »
Merci beaucoup pour se travail qui me permet de me rafraîchir la mémoire mais surtout de repenser a la/ma vie.