Toujours en suivant mon plan de match, on termine cette semaine le quarante minutes restant de la seconde émission Humeurs (la première étant accessible ici) enregistrée à Radio Libertaire à l’automne 1985 avec Henri Laborit et Gérard Caramaro. Une autre discussion dans une atmosphère intimiste et détendue, donc, entrecoupée de questions du public.
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Un premier thème amené par Gérard Caramaro est celui des ordinateurs qui commencent lentement à devenir accessible (on est en 1985) et comment ils pourraient rendre plus accessible la connaissance. Laborit reconnaît leur utilité potentielle, entre autres avec les recherches par mots-clés, mais parle de « cette petite phrase de l’article qui fait tilt » (nous donne une idée) et que l’on va manquer si l’on ne lit pas l’article au complet. Pour lui, entre les faits accumulés et rendus accessibles plus facilement et la structure nouvelle qu’ils peuvent contribuer à créer, il y a un cerveau par lequel ces faits doivent forcément passer pour faire advenir cette structure.
Un thème qui reviendra à la toute fin de l’entretien, l’automatisation de nos comportements, est abordé en passant par la question du « blocage » possible de l’info par la génération précédente. Laborit rappelle alors que pour « entendre » une nouvelle information, il faut être capable de l’accueillir et donc de ne pas se restreindre aux automatismes de pensée déjà acquis, ce qui peut devenir plus difficile avec l’âge.
À quelqu’un qui demandait ensuite un exemple de civilisation qui ne soit pas basée sur la domination, Laborit évoque un voyage fait dans le Pacifique Sud qui l’avait beaucoup marqué et dont il parle davantage dans la première émission des cinq (celle sur L’homme et la ville) enregistrée un an plus tôt toujours à Radio Libertaire (autour de la 21e minute). La société d’abondance qui s’y trouvait encore il y a un demi-siècle avait généré un type de société très différent du nôtre, tant au niveau de la famille que de la notion de propriété, avant que les occidentaux n’arrivent (ce qui est évoqué dans l’enregistrement du lien précédent).
D’où vient l’apathie, demande-t-on encore à Laborit. Du manque de motivation et de l’absence de l’affectivité qui lui est associé, répond celui-ci, en faisant allusion aux nombreux facteurs biologiques ou sociaux qui peuvent alors entrer en jeu. On mentionne ensuite l’inné et l’acquis, et bien sûr Laborit dit qu’il est très difficile de faire la part de l’un et de l’autre dans un comportement donné, tout en mentionnant qu’il est porté à croire en une influence énorme de l’environnement.
En terminant, Caramaro lui demande de définir le concept d’automatisme, très présent dans les écrits de Laborit, et de parler de poésie. Et sur cette dernière Laborit, qu’il l’a beaucoup pratiqué et aimé (on apprend que son premier bouquin publié, dans les années 1940, en était un de poésie !), s’interroge sur sa nature profonde, pourrait-on dire. Il rappelle que la poésie repose sur des mots et que l’expérience que l’on a des mots est différente pour chaque individu. Il cite à cet effet ce vers fort approprié de Verlaine : « Rien de plus cher que la chanson grise/Où l’Indécis au Précis se joint. » Et puis se demande pourquoi on écrit de la poésie, pourquoi les poètes ? Sans doute surtout pour calmer son angoisse, estime Laborit. Car écrire est une action, et derrière les mots qu’on agence il y a beaucoup de notre affectivité, souvent inconsciente, que l’on aimerait transmettre pour se sentir mieux compris.
En terminant il rappelle deux poèmes un peu particuliers écrit dans Copernic n’a pas changé grand-chose : le premier où il avait composé une ode à la merde, signée Sigmund Freud (se demandant pourquoi malgré la forme et la syntaxe de la poésie classique qu’il avait utilisée, son poème ne serait jamais considéré comme de la poésie…); et le second sur le cocufiage, où la forme poétique était une fois de plus conservée, mais pas le vocabulaire (plutôt cru et commun ce qui, une fois de plus, n’évoquait pas dans nos esprits une certaine idée de la poésie, du moins classique et bourgeoise, comme il l’évoque ici !).
Et quand Caramaro dit qu’ils pourront peut-être continuer à en discuter la semaine prochaine, Laborit râle une fois de plus sur l’heure et quart de transport qui lui est nécessaire pour venir dans le studio de Radio-Libertaire. Je me demande donc s’il était revenu pour une 3e fois, si jamais Gérard Caramaro s’en souvient, ou si quelqu’un aurait un autre enregistrement à Radio Libertaire…. C’est qu’on ne s’en lasse pas ! 😉
Effectivement, Bruno, Henri Laborit est passé cinq fois nous visiter, pour cinq émissions de deux heures chacune, visites articulées (très librement) autour de cinq de ses ouvrages, dans cet ordre : “l’Homme et la Ville”, “Éloge de la fuite”, “la Nouvelle Grille”, “Copernic n’y a pas changé grand-chose”, “la Colombe assassinée”. Henri disait plaisamment qu'”on lui avait fait un prix de gros”… Nous avons bien entendu les enregistrements avec un son amélioré. Bravo encore, Bruno Dubuc !