On a déjà parlé à plusieurs reprises ici d’Agressologie, la revue internationale de physiologie et de pharmarcologie fondée par Laborit et où il publia nombre de ses articles de 1958 à 1983. Or en 1971, un numéro spécial de cette revue* paraissait sur le thème « Conservation et environnement ». Plusieurs intervenants y réfléchissent sur des notions telles que le patrimoine, l’aménagement du territoire, et même « l’hygiène et la survie de la civilisation » !
Laborit y va de sa contribution dans un texte de trois pages intitulé « Le système nerveux humain : musée de la préhistoire biologique ».
Dans la première page (cliquez sur chaque page pour la lire), après un rapide résumé de ce qui conditionne un système nerveux, Laborit rappelle qu’il nous est très difficile d’avoir une vue historique de notre propre expérience. D’où l’intérêt, écrit-il, de conserver certains objets pour nous aider à « nous situer entre l’histoire passée et celle à venir ». Et Laborit de préciser que :
« ces objets ne peuvent prendre leur signification réelle que s’ils sont replacés, non dans la « petite histoire » mais bien dans celle de l’information croissante, qui grâce à l’énergie solaire, a pénétré l’inanimé pour animer la vie jusqu’à l’homme. Ils ne prennent leur signification que placés dans une structure universelle. »
Cette préoccupation constante de Laborit de replacer chaque chose non pas dans la petite mais dans grande histoire de la croissance de la complexité rejoint tout à fait ce que l’on appelle aujourd’hui la « Big History ». Une démarche multidisciplinaire par essence, comme celle de Laborit, puisqu’elle nécessite de passer par plusieurs disciplines comme l’astrophysique, la chimie ou la biologie pour essayer de comprendre l’évolution cosmique, chimique et biologique qui ont rendu possible l’être humain. C’est d’ailleurs un peu ce que j’essayais de faire pas plus tard qu’hier alors que je donnais le premier de ma série de cours pour l’UTA des Laurentides.
Dans la deuxième page, Laborit montre à quoi se heurte le travail du conservateur ou de l’aménageur et pointe du doigt l’éléphant dans la pièce que personne ne voit plus. Il écrit :
« Jusqu’ici nous n’avons pas « aménagé nos territoires », nous nous sommes contentés d’en tirer profit non pour l’ensemble, mais pour quelques-uns. »
Un peu plus loin dans la page, il rappelle à quel point notre société marchande conditionne l’individu.
« Sorti de sa tâche spécialisée, l’individu se reporte sur des loisirs qui lui sont « organisés », inspirés encore par l’idéologie dominante du profit. Tout ainsi dans la vie humaine devient marchandise et n’a de valeur que par le profit qu’il est possible d’en tirer.
La finalité d’un groupe humain pourrait être une finalité interne, la réussite et l’harmonie des échanges informatifs gratuits entre les êtres qui la constituent. Elle n’est en fait et toujours que la possibilité de dominer économiquement les autres groupes humains à l’entour et elle aboutit donc à la production de valeurs commercialisables, de marchandises. Comment dans un tel monde faire coïncider deux finalités aussi différentes ? »
Dans la troisième page, on retrouve une critique des médias pas piquée des vers. Car conserver (ou sélectionner) l’information à transmettre et l’aménager (ou la rendre accessible) pour le public, ce peut être le rôle de plusieurs (à l’école, au musée, etc) mais c’est aussi beaucoup ce que font les “mass media”…
« …dont la manipulation est le fait de certains groupes marchands ou dominateurs [qui facilitent] une certaine organisation sociale assurant la domination même de ces groupes et leur survie. L’information alors se limitera à faire connaître au plus grand nombre l’aspect, dans une seule dimension (celle la plus profitable au groupe dominant), des objets ou des concepts capables de satisfaire ses pulsions primitives d’agressivité ou de plaisir. »
Et ce qu’appelle un peu plus loin Laborit de ses vœux, c’est ce que devrait être le quatrième pouvoir mais qui devient rarissime dans les grands médias.
« Conservateur, qui conservez l’information, la choisissez parmi toutes celles susceptibles d’être retenues, aménageurs qui informez l’espace (le mettez « en forme »), devez-vous vous contenter d’un rôle de techniciens, même cultivés ? Ne serait-il pas utile que vous leviez le voile des motivations socio-économiques, c’est-à-dire en définitive des comportements biologiques des paleocéphales dominateurs intéressés au maintien des structures présentes qui leur sont favorables ? »
Laborit n’avait sans doute pas seulement les journalistes en tête quand il écrivait ceci. Mais je trouve que cette critique va si bien à nombre de « journalistes » (qui connaissent la longueur de leur laisse et ne sont que des courroies de transmission du pouvoir en place) que je me suis permis de le faire ressortir.
* * *
De ce numéro spécial d’Agressologie, j’ai aussi scanné les deux dernières pages de la « Discussion des exposés », une retranscription d’un échange qui eut lieu entre les auteurs ayant contribué à ce numréo. Je l’ai fait surtout pour une intervention de Laborit à la fin de l’avant-dernière page où il évoque en peu de mots quelle morale il ne croit plus nécessaire et celle qu’il propose à la place. Je vous laisse lire cette intervention et ne retranscris ici que sa conclusion :
« Il me semble que lorsque nous agissions nous devrions penser non seulement aux conséquences immédiates de nos actes dans le temps et l’espace mais à leurs répercussions plus lointaines et essayer de comprendre si elles sont capables et comment, de contribuer à l’évolution de cette matière vivante dont nous faisons partie, à sa mise en forme, à son information. Nous devrions nous demander si notre action est utile non pas à une cellule familiale, un groupe social, une société, mais à l’humanité dans son ensemble, non pas seulement celle d’aujourd’hui, mais surtout celle qui vient. »
Et en haut de la dernière page de cette discussion, il va au bout de sa pensée et transforme l’éthique en esthétique !
« Si l’on veut parler d’éthique c’est à cette vision que je me référerais. Mais je n’aime pas ce mot. Permettez-moi de lui préférer celui d’esthétique et de le caractériser comme la science des structures, une structure étant elle-même définie comme « l’ensemble des relations existant entre les éléments d’un ensemble ». »
* Je tiens à remercier encore une fois Marie Larochelle pour l’envoi de ce livre (et de tout le reste qui s’en vient encore !)
Si Henri Laborit avait pu côtoyer les écologue de la santé interviewés par Marie-Monique Robin pour la réalisation de son ouvrage La fabriques des pandémies (2021), il aurait été sûrement à l’aise avec leur approche transdisciplinaire et intégrative des niveaux d’organisation et d’autre part, ravi esthétiquement par les nombreuses relations entre microorganismes, organisme humain et animal, biosphère, climat, biodiversité, organisation socioéconomique et culturelle des sociétés humaines, etc et épidémie et pandémie de maladies infectieuses et chroniques, qu’ils ont mises au jour.
https://www.pierrevarinsanteglobale.com/necessite-dune-social-ecologie-planetaire-de-la-sante-et-du-bien-vivre-ensemble/