Avant de présenter la pièce de résistance de ce billet, j’ai le goût de laisser aller un peu mon cortex associatif, ce « voilier nommé désir », comme l’évoquait Laborit dans l’avant-propos de l’Éloge de la fuite à propos de l’imaginaire…
Quelques associations libres, donc, qui ont commencé en cherchant une image pour illustrer ce billet. J’ai d’abord fait une recherche d’images avec le titre de l’article dont on va parler plus bas : « Le geste et la parole » et j’ai ajouté Laborit. J’ai souri en m’apercevant que pratiquement toutes les premières images n’étaient pas d’Henri, mais évidemment d’Emmanuelle, sa petite-fille comédienne sourde.
Fille de Jacques Laborit avec qui j’avais fait l’entrevue à l’émission de radio Les années lumière, Emmanuelle Laborit, qui s’est fait connaître par le film Les enfants du silence et son livre Le cri de la mouette, fait depuis au moins deux décennies la promotion des langues signées. Loin d’être une « langue inférieure », celle-ci commence aujourd’hui à exister un peu partout dans la sphère publique, tant par la visibilité d’interprètes en langue des signes, que par toutes sortes d’expériences théâtrales (comme celles d’Emmanuelle Laborit avec l’International Visual Theatre) ou littéraire comme le cours qu’animent en ce moment à l’UPop Montréal Julie Châteauvert et Daz Saunders.
J’avais donc l’image de mon billet. Image qui ramène à l’idée d’imaginaire. Un imaginaire que Laborit concevait comme le mince espoir à l’implacable déterminisme de nos comportements. Possibilité qu’il avait l’habitude d’exposer avec cette métaphore :
« Tant que l’on a ignoré les lois de la gravitation, l‘Homme a cru qu’il pouvait être libre de voler. Mais comme Icare il s’est écrasé au sol. Lorsque les lois de la gravitation ont été connues, l’homme a pu aller sur la lune. Ce faisant, il ne s’est pas libéré des lois de la gravitation mais il a pu les utiliser à son avantage. »
Métaphore que j’ai reprise hier devant des jeunes du collégial en guise de conclusion de ma présentation Évolution, neuroscience et libre arbitre.
La veille, devant d’autres collégien.nes, on m’avait demandé de causer neurobiologie du désir et je n’avais pas manqué de citer une fois de plus Laborit, cette fois à propos des besoins créés par la publicité, avec cette pensée un peu moins réjouissante :
« Je suis effrayé par les automatismes qu’il est possible de créer à son insu dans le système nerveux d’un enfant. Il lui faudra dans sa vie d’adulte une chance exceptionnelle pour s’évader de cette prison, s’il y parvient jamais. »
Le jour d’avant, j’avais encore parlé de Laborit, cette fois en profitant personnellement du merveilleux cadre de l’UPop Montréal, alors qu’une cinquantaine de personne était venu dans un bar, après leur journée de travail, entendre parler des trois infinis, le petit (atomes, molécules…), le grand (galaxie, étoiles…), et finalement le complexe (cerveau, sociétés humaines…). J’y mettais la table pour les trois séances qui vont suivre sur chacun de ces sujets spécifiques, et je n’ai pu m’empêcher de mentionner deux choses concernant Laborit.
D’abord la démarche équivalente au centre de son livre Dieu ne joue pas aux dés, livre écrit pour lui-même, pour mettre de l’ordre dans ses idées sur sa place dans le cosmos, comme il l’écrit lui-même au début de l’ouvrage. Et ensuite lorsque j’ai parlé de la navigation particulière de mon site web Le cerveau à tous les niveaux qui tente de rendre constamment présents à l’esprit le fait que tout le vivant (et même le non-vivant) est construit en niveaux d’organisation successifs. Et qu’à chaque fois qu’on veut comprendre ce qui se passe à un niveau, on doit forcément s’intéresser à ce qui se passe dans les autres, comme l’a si souvent écrit Laborit qui m’avait évidemment inspiré directement la structure en cinq niveaux d’organisation de ce site.
Ce qui m’amène enfin à parler du nouvel article de Laborit ajouté au site avec ce billet où Laborit reprend patiemment une fois de plus l’essentiel des bases biologiques des comportements avant d’appliquer cette nouvelle grille à un domaine particulier sur lequel on lui demandait de s’exprimer. Il s’agissait cette fois d’une d’analyse de l’art théâtrale, démarche à laquelle Laborit s’est livré fin 1970, début 1980, et que j’ai découverte récemment par l’entremise d’un texte de Jean-Marie Pradier.
L’article de Laborit publié en 1982 m’a été envoyé par Marie Larochelle (que je remercie encore une fois) et s’intitule : Le geste et la parole. Le théâtre vu dans l’optique de la biologie des comportements. Comme on peut le constater en cliquant sur le lien précédent pour lire l’article, Laborit s’emploie, durant une bonne partie de ce texte très synthétique d’une bonne vingtaine de pages, à rappeler différentes notions essentielles qui vont permettre par la suite d’analyser le comportement de la triade théâtrale auteur-acteur-spectateur, cet « intime publique » comme le rappelle un autre cours de l’UPop Montréal…
Y est donc développée très tôt la notion de niveaux d’organisation comme en témoigne l’extrait suivant :
Les titres de section de l’article donnent une idée du parcours proposé par la suite : Signification fonctionnelle des centres nerveux supérieurs; Bases neurophysiologiques et biochimiques des comportements fondamentaux; Inhibition motrice et angoisse; Mécanisme de passage du biologique au sociologique, de l’individuel au collectif; Psycho-sociogenèse.
Laborit conclut la « schématisation succincte », à laquelle il vient de se livrer sur quand même une bonne quinzaine de pages, en en rappelant les éléments essentiels :
Et il soumet ensuite chaque élément de la triade (auteur-acteur-spectateur) à cette grille d’analyse. Voici un extrait choisi pour chacun d’eux. D’abord le créateur :
Puis l’acteur :
Et à la fin de son analyse du comportement du spectateur, ce rapprochement révélateur entre le divertissement théâtral et sportif :
Le texte se termine sur des considérations plus générales sur ce que l’on devrait attendre de l’Art (considérations déjà abordées dans un éditorial de la revue Agressologie cité en encadré dans l’article de J-M Pradier), entre autres :
« la mise à nu des mécanismes les plus camouflés utilisés par cette socio-culture pour se perpétuer et la proposition imaginaire ou créatrice des moyens permettant de s’en libérer ».
Retour à l’imaginaire, donc, pour boucler la boucle de ces associations « libres » (libres dans la mesure où l’inconscient a sans doute ses raisons que le conscient ignore…). 😉